Le groupe cimentier français et plusieurs de ses anciens dirigeants comparaissent à partir du 4 novembre devant le tribunal correctionnel de Paris. Ils sont soupçonnés d’avoir versé des millions d’euros à des groupes jihadistes pour maintenir en activité leur usine syrienne en pleine guerre civile.
Un procès hors norme
C’est une première en France : une multinationale est jugée pour financement d’entreprises terroristes. Le groupe Lafarge et plusieurs de ses ex-dirigeants, dont l’ancien PDG Bruno Lafont, doivent répondre d’accusations liées au maintien de leur cimenterie de Jabaliya, au nord de la Syrie, entre 2013 et 2014.
Selon l’instruction, la filiale Lafarge Cement Syria (LCS) aurait versé plusieurs millions d’euros à différents groupes armés, dont l’État islamique (EI) et Jabhat al-Nosra, pour garantir la sécurité du site, la circulation des employés et l’approvisionnement en matières premières. L’usine, inaugurée en 2010, représentait un investissement colossal de 680 millions d’euros.
Des faits contestés par la défense
Les avocats des anciens dirigeants rejettent toute accusation de financement délibéré du terrorisme.
Selon la défense de Bruno Lafont, « le mobile financier ne tient pas » et l’ancien dirigeant aurait ordonné la fermeture du site dès qu’un contact avec l’EI a été évoqué, en août 2014.
D’autres prévenus, comme le Syrien Amro Taleb, estiment que la justice a « fait fausse route ». Leur défense décrit un homme « impliqué au péril de sa vie contre le régime Assad et contre l’État islamique », bien loin du rôle d’intermédiaire trouble que lui prêtent les juges.
Un “plaider coupable” américain au cœur du débat
L’affaire s’inscrit dans un contexte international : en 2022, Lafarge SA a plaidé coupable aux États-Unis pour avoir versé près de 6 millions d’euros à des groupes terroristes, acceptant une amende record de 778 millions d’euros.
Cette reconnaissance de culpabilité, conclue pour protéger ses intérêts commerciaux outre-Atlantique, est jugée inéquitable par la défense française, qui y voit une « atteinte à la présomption d’innocence ».
Les zones d’ombre du dossier
Un autre point sensible du procès concerne le rôle de l’État français.
Les avocats de la défense affirment que leurs clients agissaient avec le soutien, voire la connaissance, des services secrets et de l’ambassade de France à Damas.
Les juges d’instruction, eux, estiment que ces échanges d’informations « ne prouvent pas la validation » des pratiques de Lafarge.
Les victimes syriennes veulent être entendues
Plus de 240 parties civiles se sont constituées, dont de nombreux anciens salariés syriens de l’usine. Ils dénoncent les risques encourus, les enlèvements et la peur quotidienne vécue pendant les années de guerre.
Reste à savoir si la justice française reconnaîtra leur statut de victimes directes d’un financement du terrorisme — une question juridique inédite.
Enjeux et suites
Lafarge encourt jusqu’à 1,125 million d’euros d’amende pour financement du terrorisme et dix fois le montant de l’infraction pour violation d’embargo. Les ex-dirigeants risquent jusqu’à dix ans de prison.
Un second volet judiciaire, encore à l’instruction, pourrait aller plus loin : la complicité de crimes contre l’humanité en Syrie et en Irak.
Le procès, qui s’ouvre ce 4 novembre, doit se poursuivre jusqu’au 16 décembre — un rendez-vous judiciaire historique pour la responsabilité pénale des multinationales dans les zones de conflit.


